Chapitre 42
Le soleil, à son zénith, écrasait les hommes. De chaque côté de la route bourdonnaient les insectes, et l’herbe sèche bruissait sous le vent chaud qui envoyait de la poussière dans les yeux des voyageurs et leur apportait l’odeur salée de la mer.
Robert, qui chevauchait aux côtés des hommes de son père, sentait le soleil lui chauffer la nuque, dont une partie était exposée entre le camail et le col du haubert. Son frère et les chevaliers de Carrick l’entouraient. Ils étaient sur la route depuis des heures et les chevaux, fatigués, marchaient la tête basse. Leurs queues fouettaient constamment les nuées de mouches de plus en plus virulentes à mesure qu’ils approchaient de la mer, aveuglante plaque de métal à l’horizon.
Les chevaliers étaient suivis par les écuyers, les palefreniers et les servants qui montaient de vieux chevaux de selle. Parmi eux, Katherine, la servante d’Isobel, montait la jument alezane qui appartenait auparavant à sa maîtresse. Robert aurait pu vendre l’animal, mais Isobel l’avait beaucoup aimé et, après réflexion, il lui avait semblé plus pratique d’en laisser l’usage à celle qui était devenue en quelque sorte la tutrice de sa fille. Il avait bien pensé à trouver une gouvernante issue d’une famille noble, mais le temps lui avait manqué pour régler ce genre de problème après la mort de son épouse. D’ailleurs, Katherine s’était jusqu’ici toujours très bien occupé de l’enfant. Derrière elle, la fillette maigrichonne, d’une quinzaine d’années, qui montait un poney gris, était la nourrice de Marjorie. Katherine avait déniché Judith à Carlisle, peu après le décès d’Isobel. Fille d’un chevalier de la garnison de la ville, Judith avait accouché quelques semaines plus tôt, mais l’enfant n’avait pas survécu. Personne n’avait fait état d’un mari et le chevalier avait été soulagé de la voir intégrer la maison des Bruce. C’était une créature maussade, renfrognée, mais elle donnait le lait dont son bébé avait besoin, de sorte que Robert n’avait d’autre choix que de tolérer sa présence.
Tout à fait à l’arrière, deux chariots tirés par des chevaux de trait étaient remplis de tout ce qui était nécessaire au voyage : nourriture des hommes et des chevaux, tentes, armures et équipement. La famille Bruce n’avait pas beaucoup d’endroits où aller en Écosse maintenant, les amis ne se bousculaient pas pour leur offrir le gîte. Ils retournaient chez eux en vainqueurs. Mais on les détestait.
La défaite de l’armée écossaise à Dunbar avait marqué la fin de cette courte guerre contre l’Angleterre. La plupart des seigneurs influents ayant été capturés, et la moitié de l’armée décimée, la résistance écossaise s’était écroulée. L’alliance avec le roi Philippe s’était révélée inutile, les bateaux et les soldats promis n’étant jamais venus à leur secours. Après celui de Dunbar, les châteaux de Roxburgh, Dumbarton et Jedburgh étaient tombés successivement, ainsi qu’Édimbourg après une semaine de siège. Stirling, la clé du nord, avait été abandonnée. À la fin du mois de juin, alors qu’il se trouvait à Perth, Édouard avait reçu un message du roi Jean, réfugié au nord avec les Comyn. Le roi d’Écosse, avec l’accord du Conseil des Douze, proposait sa reddition sans condition.
Traverser la frontière écossaise après quatre mois de guerre n’avait pas complètement apaisé Robert. Le roi Édouard avait tenu promesse, il leur avait rendu les domaines dont les Comyn s’étaient emparés au début du conflit. À leur retour à Annandale, le lord et ses chevaliers avaient célébré leur triomphe, mais bien qu’il fût soulagé d’avoir récupéré ses terres, Robert ne partageait pas vraiment leur joie. Les moissons étaient ravagées, les champs qui n’avaient pas été rasés par les troupes écossaises étaient restés purement et simplement livrés à eux-mêmes. Les villages et les hameaux étaient calmes, car beaucoup d’hommes et de femmes avaient fui quand les soldats des Comyn étaient venus porter le fer et le feu. Lochmaben tenait toujours debout, c’était au moins cela, les soldats s’étant contentés de brûler les terres et de piller les villages des environs. Ce qu’il découvrit n’en était pas moins désespérant. Le château avait été mis à sac, chaque objet de valeur ayant disparu. On avait arraché les tapisseries, brisé les meubles, vidé les réserves de grain et de vin. Une odeur d’urine imprégnait les lieux. Partout s’étalaient les déchets, les squelettes d’animaux, des sacs éventrés, les barriques vides, comme si les hommes étaient restés ici le temps de tout détruire avant de s’en aller.
Cependant, le temps leur avait manqué pour remettre les choses en état : presque aussitôt le roi Édouard avait convoqué lord d’Annandale et Robert dans la ville de Montrose, au nord-ouest.
— Sir, peut-être devrions-nous faire halte ?
Robert leva la tête pour regarder le chevalier qui s’adressait à son père. Lui-même n’aurait pas tardé à faire la même suggestion. La chaleur devenait insupportable et les chevaux avaient désespérément soif. Il montait l’un de ses palefrois pendant que Nes s’occupait de Chasseur. Marjorie, blottie dans une écharpe contre la poitrine de Katherine, commençait à pleurnicher.
— Non, nous y sommes presque, répondit le lord avec un air satisfait de lui-même. Je veux saluer le roi Édouard aussitôt que possible. J’attends d’importantes nouvelles pour moi.
Robert dévisagea son père. Son surcot jaune orné d’une croix rouge éclatait sous le soleil, de même que son haubert poli scintillait. Malgré la chaleur, il portait par-dessus son surcot et sa cotte de mailles un beau manteau flamand décoré d’un liseré de soie. Il transpirait abondamment, des gouttes de sueur coulaient le long de ses tempes. L’étendard d’Annandale était hissé haut à l’avant de la compagnie. Il l’avait fait parader dans toutes les villes, tous les villages qu’ils avaient traversés, de Lochmaben à la côte nord-est, comme s’ils avaient accompagné un cortège royal. Robert portait les armes de Carrick sur son surcot, mais sa bannière était enroulée sur son manche dans l’un des chariots. Après que son père eut prononcé ses mots, il sentit que son frère avait envie de lui parler, mais comme il savait ce qu’Édouard allait dire, il garda les yeux braqués droit devant lui.
En début d’après-midi, ils virent un vaste lagon s’ouvrir devant eux. C’est entre ce lagon et la mer du Nord qu’était située la ville de Montrose, au-dessus d’une bande de sable, un château dominant les habitations. Derrière l’enceinte, là où les champs broussailleux rejoignaient les dunes grises, des tentes dressées en grand nombre formaient comme une mer de couleurs. Et au milieu de ces tentes se dressait une grande plate-forme en bois, qui ressemblait à une scène.
À Montrose même, les rues étaient bondées de chevaliers et de soldats anglais. Pendant qu’ils se frayaient un chemin dans la foule, Robert entendit parler anglais partout, avec des accents des diverses régions d’où les hommes avaient convergé vers le port écossais. Quelques-uns parlaient irlandais, ce qui lui rappela vaguement Antrim. D’autres s’exprimaient en gallois, réveillant des souvenirs plus récents. Au moment où ils passaient devant une auberge délabrée, une bagarre éclata. Un soldat en frappa un autre avant d’être assailli par une meute. Plusieurs hommes tentèrent de s’interposer sous les encouragements de la foule. Une certaine indolence semblait s’être emparée de la soldatesque qui inondait les rues et se soûlait à la bière en réclamant des chansons aux ménestrels et aux simples d’esprit. Ce n’étaient pas des hommes épuisés par une dure campagne qui célébraient une victoire chèrement acquise, mais des noceurs invétérés un jour de festin. Le tableau était bien différent de celui auquel avait assisté Robert après la campagne du pays de Galles. Comment cela avait-il pu arriver si vite ? Comment l’Écosse avait-elle pu si facilement sombrer ? Cette pensée le bouleversait.
Ils finirent par arriver au château, où une bannière rouge décorée des trois lions jaunes flottait en haut de la tour. Les portes étaient fermées et quatre gardes, portant les couleurs du roi, étaient appuyés sur des piques. Lorsque lord d’Annandale fut en vue, l’un d’eux traversa le pont qui enjambait la douve.
— Bien le bonjour, lança-t-il, les yeux rivés sur la bannière qui flottait au-dessus de la compagnie. Qu’est-ce qui vous amène ?
Sur un signe du père de Robert, l’un des chevaliers s’avança vers le garde.
— Sir Robert Bruce, lord d’Annandale, est arrivé. Il souhaite que le roi Édouard le reçoive en audience.
— Sa Majesté s’entretient avec le conseil, répliqua le garde.
Robert vit un tic agiter le visage de son père, qui rejoignit les deux hommes.
— Le roi Édouard m’a convoqué pour me parler d’une affaire urgente. Je suis sûr qu’il me recevra.
— Mes ordres sont de ne laisser entrer que ceux dont on m’a donné le nom. Le vôtre, sir, n’en faisait pas partie. Je vous suggère de dresser votre campement avec les autres hommes que le roi a convoqués. Il vous enverra sans aucun doute chercher quand cela lui conviendra.
Là-dessus, le garde repartit de l’autre côté du pont. Lorsque le lord fit faire demi-tour à sa jument, Robert constata non sans plaisir son humiliation. Le visage empourpré, il digéra la rebuffade et entraîna la compagnie vers le campement.
Il ne restait plus beaucoup de place dans les champs derrière l’enceinte du château. Les tentes s’étalaient jusqu’aux dunes et ils durent s’installer à proximité des rives du lagon, dans l’odeur infecte de la vase et au milieu des cris permanents des oiseaux. Les chevaliers mirent pied à terre et les servants entreprirent de sortir les tentes et l’équipement des chariots. Quelques-uns s’en allèrent en quête d’eau pour les chevaux tandis que les autres creusaient des trous pour les feux et les latrines. Robert se dirigea vers l’un des chariots, où deux servants déchargeaient une grande caisse en bois. À l’intérieur se trouvait Uathach. À son retour d’Écosse, l’été précédent, il s’était de nouveau pris d’affection pour cette chienne née de la préférée de son grand-père. Elle lui rappelait le vieil homme, et sa vie d’avant.
— Donnez-moi sa laisse, dit-t-il à l’un des servants.
Le servant fouilla à l’intérieur d’un sac de chasse tandis que l’autre ouvrait la cage. Uathach, tel un serpent, rampa par l’ouverture et jaillit au dehors. Elle était si grande qu’elle lui arrivait presque à la taille, avec de grandes pattes fines et un pelage noir comme sa mère. Elle vint tout droit à lui, la langue pendante. Il prit la laisse que lui tendait le servant et l’attacha au collier. Contrairement aux chiens de son père, qui avaient des laisses en soie, celle d’Uathach était en cuir brun. Son grand-père avait toujours manifesté le mépris le plus vif pour les hommes qui offraient à leurs chiens des laisses trop précieuses. Il disait que ces bagatelles n’étaient bonnes que pour les idiots qui ont plus d’argent que de cervelle. Roulant la laisse dans sa main pour ne pas laisser trop de liberté à Uathach, Robert s’en alla par une allée entre des rangées de tentes, laissant les servants déballer les affaires et Katherine déposer sa fille affamée entre les mains de Judith. Il s’était à peine éloigné qu’Édouard le rattrapait en courant.
— Où vas-tu, frère ?
— Uathach a besoin de se soulager. Et moi aussi.
Sans attendre la suite, Robert poursuivit son chemin. Il n’avait pas envie d’une nouvelle dispute.
— Tu ne vas pas lui parler ? Tu vas continuer à l’éviter jusqu’à ce qu’il soit trop tard et que tu n’aies plus le choix.
Robert s’arrêta. Son frère avait une lueur de provocation dans les yeux.
— Tu ne peux pas me laisser tranquille ?
Édouard secoua la tête, incrédule.
— Te laisser tranquille ? dit-il en faisant un pas vers lui. C’est de l’avenir de notre royaume dont nous parlons ! Tu as l’occasion de réparer toutes les erreurs de ces derniers mois. Pourquoi ne veux-tu pas la saisir, au nom de Dieu ?
— Nous ne savons rien des intentions d’Édouard. Les motifs de sa convocation ne sont pas clairs. Qu’est-ce que je dois saisir, au juste ? Comment…
— Demain, le coupa Édouard, Jean de Balliol sera officiellement déposé. Notre père pense qu’il va prendre sa place sur le trône d’Écosse. C’est pour cela qu’il est venu. Mais c’est à toi que notre grand-père a transmis le droit à la succession, le jour où tu as hérité de Carrick. Pourquoi ne le lui as-tu pas dit ?
— Qu’est-ce que cela change pour toi ? lui demanda Robert en s’emportant soudain. Il vaut mieux en ce qui te concerne que ce soit lui qui devienne roi. Si je mourais, tu serais son héritier.
Cet argument n’arrêta pas Édouard.
— Je veux la paix pour notre royaume, frère. Je ne veux plus me battre avec mes compatriotes. Cette guerre m’a rendu malade. Notre père… Il est peut-être né écossais, mais c’est du sang anglais qui coule dans ses veines. Déjà la langue de notre mère n’est plus parlée et les coutumes de nos ancêtres, si chères à notre grand-père, n’ont plus cours. Notre père accélérerait encore les choses. S’il devient roi, il créera une cour à l’ombre de Westminster, soumise au roi Édouard. Notre royaume aurait encore moins d’indépendance qu’avec Balliol.
Robert dévisagea son frère. Il avait rarement entendu autant de passion chez lui.
— Qu’est-ce qui te fait croire que ce serait différent avec moi ?
— J’espère encore que tu sais reconnaître tes erreurs.
Robert savait que son frère faisait allusion à son association avec les Chevaliers du Dragon.
— Nous ne savons pas ce que le roi prépare, ni même s’il compte trouver tout de suite un successeur pour le trône, réprit-il d’une voix ferme. Je ne vais pas déchirer cette famille pour ce qui n’est peut-être qu’une chimère !
Cette fois, lorsqu’il tourna les talons, son frère ne fit rien pour le retenir. Robert passa au milieu des groupes de soldats étendus qui profitaient du soleil en buvant et en somnolant. D’autres, attablés à l’ombre des arbres, se faisaient servir à manger. Il reconnut quelques bannières accrochées aux tentes et se demanda qui exactement se trouvait là. Le visage d’Aymer de Valence s’imposa à lui et il dut le repousser en marchant d’un pas résolu vers les dunes, du côté de la mer, avec Uathach qui trottinait à ses côtés.
Le soleil de l’après-midi bariolait de reflets cuivrés les vagues qui déferlaient sur la plage. La brise venue de la mer sécha la sueur sur son visage et il s’assit en laissant Uathach batifoler à sa guise. La chienne bondit dans l’écume, tel un cerf. Quelques bateaux de pêche étaient échoués sur le sable. Uathach courut vers eux avec excitation, mais Robert la siffla pour qu’elle revienne près de lui. Tandis que la chienne obéissante faisait demi-tour, il se pencha en avant, bras croisés sur ses genoux, et contempla la mer dont la sérénité n’aurait pu davantage contraster avec son esprit en proie au tumulte.
Depuis qu’il avait été nommé gouverneur de Carlisle, son père nourrissait l’espoir qu’en cas de victoire, Édouard le placerait sur le trône. Les Anglais avaient gagné, et demain Balliol serait déposé. Robert était heureux que ses domaines lui aient été rendus et il était satisfait du sort de Balliol et des Comyn, qu’il détestait de toute son âme, mais tout au long de leur voyage à travers l’Écosse, en voyant ses compatriotes soumis et humiliés, il avait eu le sentiment d’être un envahisseur, aussi méprisé qu’Édouard et ses soldats. Désirait-il devenir roi d’un peuple qui le haïrait ? Et saurait-il exercer le pouvoir ? Cela faisait six ans qu’il assistait aux tentatives répétées d’Édouard pour contrôler le trône, d’abord par le mariage de Marguerite et de son héritier, puis par ses manœuvres auprès de Balliol. Maintenant qu’Édouard avait conquis le royaume, l’homme qu’il placerait sur le trône ne serait rien de plus qu’un vassal. Ne valait-il pas mieux faire partie de la fine fleur des chevaliers du roi et être respecté plutôt que de jouer le rôle d’une marionnette couronnée et réduite à rien ?
Assis face à la mer, il entendit la voix de son père se mêler à ses pensées et lui demander si des siècles d’histoire allaient se terminer avec lui, si Alexandre et David, ou Malcolm Canmore, ne s’étaient battus que pour le voir céder sans même résister. Dans son esprit, Robert vit un immense arbre debout au pied d’une colline. Il était flétri, malade, ses fières branches noircies par la moisissure qui rongeait peu à peu le tronc, et jusqu’à ses racines. C’est toi qui as provoqué cela, lui disait son grand-père. Tu as tué notre héritage.
— Qu’est-ce que vous attendez de moi ? cria subitement Robert en se mettant debout.
Uathach aboya et les servants qui lavaient des casseroles relevèrent la tête. Robert s’avança au bord de l’eau en s’ébouriffant les cheveux. En quatre courtes années, la place de sa famille dans le monde avait considérablement changé. Elle avait perdu la bataille pour le trône, son influence au sein du royaume et la plupart de ses anciens alliés. Il avait aussi porté coup sur coup, ou presque, le deuil de sa mère, de son grand-père et de sa femme, puis il avait dû se battre contre son propre peuple. À la victoire se mêlait le goût amer de leur défaite. Quelque part, là-haut dans les nuages, saint Malachie devait bien rire.
— Sir Robert ?
Il pivota sur ses talons et découvrit un grand jeune homme en surcot de soie bleu qui traversait les dunes dans sa direction. Humphrey de Bohun, le visage bronzé, arborait un grand sourire. Robert ressentit aussitôt un immense soulagement. Les accusations de son grand-père et l’image de l’arbre flétri s’évanouirent tandis qu’il traversait la plage pour retrouver son ami. Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et Humphrey rit tant Robert le serrait fort.
— J’ai vu votre étendard dans le camp, dit-il finalement en s’écartant. Votre frère m’a dit que je vous trouverais ici.
Humphrey baissa les yeux sur Uathach, qui sautillait autour d’eux.
— C’est votre chienne ? Elle est superbe.
— Depuis combien de temps êtes-vous à Montrose ?
Robert avait espéré que le chevalier serait ici, car sa compagnie lui avait beaucoup manqué. Le revoir lui faisait revivre l’été à Londres, les entraînements, les festins à la Tour. C’était comme si l’année passée n’avait pas eu lieu.
— Il y a quelques jours. Nous sommes arrivés de Perth.
— Vous étiez à Berwick ?
Humphrey redevint sérieux. Il tourna les yeux vers la mer, puis se força à sourire de nouveau.
— Ne parlons pas de batailles maintenant que la guerre est terminée. Parlez-moi de vous. Racontez-moi tout ! Où est votre charmante épouse ? Est-elle ici ? J’ai hâte de la rencontrer.
— Isobel est morte à Carlisle, il y a quatre mois, lui annonça Robert après un bref silence. En donnant naissance à notre fille.
Le visage d’Humphrey se décomposa.
— Mon ami, je… dit-il en posant la main sur l’épaule de Robert.
D’un geste de la main, celui-ci lui fit signe de passer outre aux condoléances. Il ne se sentait pas autorisé à recevoir ses marques de commisération alors que lui-même avait si peu pleuré.
— C’était une bonne épouse. Et une bonne femme. Mais nous n’étions ensemble que depuis un an, et avec la guerre nous n’avons pas passé beaucoup de temps ensemble. À vrai dire, je ne la connaissais pas très bien. Je…
Robert hésita. Il n’avait jamais parlé à personne de ses sentiments.
— Elle me manque, avoua-t-il, mais davantage pour le bien de notre fille que pour moi.
Humphrey hocha la tête.
Ils contemplèrent un moment les vagues qui s’écrasaient sur le sable. Tous deux avaient le visage assombri par une barbe de plusieurs jours. Au bout d’un moment, Robert voulut reprendre la parole mais Humphrey fut le plus prompt.
— Je suis heureux que vous soyez ici, Robert, lui dit le chevalier en se tournant vers lui. J’aurai besoin de votre aide.
— Bien sûr. De quoi s’agit-il ?
— Le roi Édouard veut que les Chevaliers du Dragon fassent quelque chose pour lui. C’est une mission particulière. Je veux que vous vous joigniez à nous.
— Quelle est cette mission ?
Entendant un appel, ils se tournèrent et virent Édouard traverser les dunes vers eux.
— Nous en reparlerons plus tard, dit Humphrey.
Puis, entourant de son bras les épaules de Robert, il ajouta :
— C’est bon de vous revoir, mon ami.
— Et c’est réciproque, Humphrey.
Allongé dans sa tente, Robert écoutait la respiration de son frère à côté de lui. Il était épuisé par leur long trajet et l’ambiance qui avait régné au camp ce soir, du fait que le roi n’avait pas reçu lord d’Annandale, l’avait encore plus harassé. De surcroît, qu’allait-il se passer le lendemain, après que le roi Jean eut été déposé ? Malgré son état de fatigue, il n’arrivait pas à s’endormir.
Une brise légère écartait les pans de la tente, lui dévoilant la lune renflée et rouge. Robert se demanda s’il devait prendre cela pour un mauvais présage. Cette pensée le ramena au souvenir flou d’une maison au milieu des collines, l’été à Carrick, et d’un arbre à cages. La vieillarde était-elle encore là-bas, dans sa maison croulante pleine de livres et d’os, et tissait-elle toujours les destins des hommes ? Affraig devait être très vieille maintenant, ou bien morte. Il songea alors à son enfance, à l’insouciance d’alors, quand sa mère et son grand-père étaient encore en vie, qu’il y avait toujours des amis de passage et des rires qui résonnaient dans les couloirs. Il avait passé si peu de temps dans son comté depuis qu’il en avait hérité, son vassal, Andrew Boyd, s’occupant de collecter les montants des baux et de régler les problèmes courants, qu’il avait à peine le sentiment que Carrick lui appartenait. Maintenant que la guerre était terminée, il devrait y retourner.
Soudain, Robert reconnut la voix du chevalier de garde devant leur campement, puis celle, insistante, de Humphrey. Robert se leva et sortit de la tente en veillant à ne pas déranger son frère. Puis il fit signe à l’homme de son père de retourner à son poste.
Il salua Humphrey et s’aperçut que celui-ci portait sa cotte de mailles sous une cape toute simple. Ses yeux scintillaient à la lueur du feu.
— Il faut que tu t’habilles, vite.
— Où allons-nous ?
— Réaliser la prophétie.
Humphrey lui expliqua en quelques mots ce qu’il devait prendre et où le retrouver, et quand cela fut dit, bien qu’il en eût envie, Robert se retint de lui demander davantage de détails sur leur mission. Le soulagement qu’il avait éprouvé en voyant Humphrey était lié à l’isolement qu’il ressentait depuis son retour en Écosse. Il ne voulait pas ternir le lien qui l’unissait au chevalier en mettant en doute ses raisons. D’ailleurs, l’idée de quitter Montrose n’était pas pour lui déplaire. Il en avait assez d’être tiraillé entre plusieurs possibilités, assez de ne pas savoir quelle direction il devait suivre.
Tu vas continuer à l’éviter jusqu’à ce qu’il soit trop tard et que tu n’aies plus le choix.
Son frère avait raison. Mais il n’avait pas l’intention d’y changer quoi que ce soit.
Après le départ de Humphrey, Robert réveilla Nes pour qu’il selle Chasseur et il retourna s’habiller dans sa tente. Alors qu’il enfilait son gambison par-dessus sa chemise, il entendit sa fille pleurer, puis les murmures consolateurs d’une femme. Son épée à la main, Robert sortit au moment où Katherine se glissait hors de la tente qu’elle partageait avec Judith et trois autres femmes. La gouvernante berçait doucement Marjorie dans ses bras. Elle leva les yeux à la vue de Robert et haussa les sourcils à cause de l’épée. Sans un mot, Robert alla jusqu’au chariot où il ouvrit le grand coffre qui contenait son armure. Dans son dos, les pleurs de Marjorie baissaient d’intensité. Alors qu’il saisissait son haubert, Katherine se mit à chantonner d’une voix délicate et forte à la fois qui semblait appartenir à quelqu’un d’autre, quelqu’un de plus âgé. Cela apaisa l’enfant, qui émit ses derniers gémissements avant de s’assoupir. Robert constata qu’il s’était arrêté afin de l’écouter et il lutta quelques instants pour enfiler son haubert, puis il prit son bouclier, que Humphrey lui avait demandé d’apporter. Le bouclier au dragon était enroulé dans un linge pour le préserver. Robert n’y avait pas jeté un œil depuis qu’il avait quitté l’Angleterre, un an plus tôt. À la lumière des flammes, il se rendit compte qu’il avait de nombreuses éraflures. Il endossait sa cape, comme le lui avait ordonné Humphrey, lorsqu’il entendit une voix derrière lui.
— Vous partez, sir ?
Il se tourna vers Katherine, qui l’observait. Elle avait des taches de rousseur sur le nez et ses cheveux noirs tombaient sur ses épaules. Marjorie était nichée au creux de ses bras, contre sa poitrine. Robert sourit à la vue de sa fille endormie. Il se pencha pour l’embrasser et, en se relevant pour serrer la ceinture de son épée autour de sa taille, il croisa le regard de Katherine.
— Je serai vite revenu.
Ayant ramassé son bouclier, il alla dire un mot au chevalier de garde près du feu, prit les rênes de Chasseur, que Nes avait préparé, et partit à travers le camp.
Il suivit les instructions de Humphrey pour retrouver la plate-forme en bois qu’il avait vue en arrivant à Montrose. Sous la lune rouge, elle ressemblait moins à une scène qu’à une potence. À quelque distance, il avisa un groupe d’hommes à cheval brandissant des torches. À côté d’eux attendait un chariot tiré par des chevaux de trait conduits par deux chevaliers du roi. Bientôt, Robert reconnut Humphrey et quelques autres visages familiers.
Il y avait là Henry Percy, plus râblé que dans son souvenir, et Guy de Beauchamp, qui ne daigna pas lui sourire. Thomas de Lancastre, qui avait grandi et commençait à ressembler à un homme, montait près de Robert Clifford, qui le salua d’un signe de tête, et de Ralph de Monthermer, qui parut content de le voir. Enfin, Robert posa les yeux sur Aymer de Valence. Son visage haineux lui rappela Anglesey – et cette cuisine ignoble où le chevalier s’était jeté sur lui pour le tuer.
Lorsque Robert fut en selle, Humphrey donna le signal du départ.
— Allons-y. Nous avons trois jours de voyage devant nous.
— Trois jours ? s’enquit Thomas. Nous allons rater la cérémonie demain.
Robert fut ravi de voir qu’il n’était pas le seul à qui Humphrey n’avait pas tout dit. Une fois de plus, le doute lui traversa l’esprit, mais il le repoussa. Quel que fût leur plan, tout valait mieux que de rester ici face à cette décision impossible.
— Je vous expliquerai en chemin, répondit Humphrey d’une voix pleine d’assurance.
Éperonnant son cheval, le chevalier guida la compagnie hors du camp, vers la route qui s’éloignait de Montrose. Le chariot se mit en branle dans leur sillage tandis que la lune énorme et comme injectée de sang éclairait le chemin devant eux.